mercredi 12 janvier 2011

B.E.E 2

« They had made a movie about us. »

Donc, cette phrase. Cette phrase qui me hante depuis quelques mois déjà. Une phrase somme toute banale, mais qui se révèle si riche lorsqu'on la place dans le contexte de l'oeuvre que BEE construit. Intéressons-nous d'abord au contenant.

Lorsqu'on connaît B.E.E., nous savons, bien avant de lire cet incipit, que Imperial bedroom(s) est la suite de Less than zero. Nous savons, pour peu que nous aimions l'auteur où que nous nous tenions au courant de l'actualité artistique, qu'un film a bel et bien été tiré de son premier roman et que les acteurs étaient ceux du Brat pack des années '80 : Robert Downer Jr. y joue Julian, Jamie Gertz, Blair, Andrew McCarthy, Clay et James Spader y incarne Rip. Leur popularité a permis au film de devenir culte auprès d'un certain public et à son auteur d'obtenir une reconnaissance qui n'était plus cantonnée au milieu littéraire. Le personnage de B.E.E. était lancé, et allait faire grand bruit. Quant à l'homme, c'est une autre histoire.

Superbe mise en abyme, phrase saisissante d'actualité dans ce monde obnubilé par la visibilité sociale, ce début marque le retour de Clay et de ses pairs mais ouvre surtout une réflexion sur la construction de la fiction. Les considérations de Clay sur les rapports réalité/fiction du roman dont il est le personnage principal et le narrateur, ainsi qu'à propos des transformations de l'histoire et des personnages (lui-même entre autres) dans le processus de son adaptation cinématographique, sont délectables et parviennent à changer l'angle avec lequel il nous faut aborder ces deux livres. Si Clay devient ici le narrateur et l'auteur supposé, l'auteur de Less than zero devient donc un personnage dans Imperial bedroom(s). Cette phrase résume ce retournement :

« ...how afraid I was of the writer, a blond and isolated boy whom the girl I was dating had halfway fallen in love with. But the writer would never return her love because he was too lost in his own passivity to make the connection she needed from him, and so she turned to me, but by then it was too late, and because the writer resented that she had turned to me I became the handsome and dazed narrator, incapable of love or kindness.»1

Et le paratexte ne nous aide pas puisque ce livre ne nous est pas présenté avec l'apellation traditonnelle «novel». Rien sous ce titre emprunté à Costello. Clay, narrateur, attire notre attention sur cette absence en précisant que Less than zero « ...was labeled fiction but only a few details had been altered and our names weren't changed and there was nothing in it that hadn't happened »2 L'art de la narration dans l'oeuvre de B.E.E. est un sujet de thèse ample et riche et je pourrais tenter de vous la décrire objectivement, utilisant pour ce faire tous les systèmes d'analyse à ma disposition, mais je ne parviendrais pas à vous le faire sentir : il faut le lire. On trouvera dans les pages de ces romans l'illustration de ce que fût la fin du deuxième et le début du troisième millénaire en littérature occidentale (et dans la société, ne nous gênons pas). Vous pouvez juger cette affirmation péremptoire, mais avec tout ce que je lis, vous devriez me prendre un peu plus au sérieux et aller vérifier par vous-même.

Les rapports qu'entretiennent les personnages, les narrateurs, entre eux, avec l'auteur et sa « réalité » et, plus globalement, les référents multiples des romans au monde du lecteur sont, en fait, le thème et le style de l'auteur et les matériaux qu'il retravaille à chaque roman3. Étayons un peu ce point : je parle de mélange et d'ancrage réel, de jeu de questionnement sur le personnage de l'auteur et sur l'auteur lui-même. Le fait que nous découvrions au tout début du livre que le narrateur que nous avions accepté comme auteur autofictionnel de Less than zero était un auteur « traditionnel » narrant une histoire où «... only a few details had been altered... »4  , emplie de personnages que nous devons maintenant considérés comme des êtres réels, qui ne sont devenus fictifs que par l'intermédiaire du film, est un pari que peu d'auteur relève en si peu de phrases. De plus, l'auteur inscrit son oeuvre de plain pied dans une méta-autofiction, une réflexion sur les procédés mêmes de la réflexion qu'avait entamée l'autofiction. Me suivez-vous? Relisez. Enchaînez.

L'auteur réussit donc en moins de 5 pages un exploit admirable : la référence que constituait son premier roman en matière d'autofiction dans la récente histoire littéraire et dans le champs du concept de genre se transforme. Ce premier pas dans l'univers littéraire devient aussi la première brique d'un autre genre encore en pleine construction et que B.E.E. travaille au corps dans son oeuvre et qui est au coeur de celle-ci. Pourtant, il ne fait que tenter de répondre à la sempiternelle question fondamentale de tout art : Qui suis-je? Que sommes-nous? Mais avec plus d'acuité, de lucidité, d'intelligence que la majorité.

Voici donc dépeinte la fresque narrative de ces deux opus d'une même symphonie. Pour le profane, il me semble facile d'imaginer qu'à la lecture de mes propos vous vous êtes bâtie une image un peu rébarbative de ces romans. Revenons-en donc à la chair qui n'est pas insignifiante et est, ô combien, jouissive.

D'abord les résumés : Less than zero raconte les vacances de Noël de Clay dans sa ville natale, Los Angeles. Lui et ses amis sont issus d'un milieu des plus aisé. Clay poursuit des études dans une université du nord-est américain; Blair, l'ancienne amante de Clay et de Julian, est vaguement mannequin pendant que Julian, lui, devient un junkie se prostituant sous l'égide de Rip (qui lui refile d'abord la drogue puis les clients). Clay sera témoin d'événements plus choquants les uns que les autres en ces quelques jours de congé. Ajoutons que sa relation avec Blair ne s'en obscrurcira que davantage et qu'il rentrera, avec joie, dans son université de la Nouvelle-Angleterre. Imperial bedroom(s) se déroule 25 ans plus tard, à LA où revient Clay, officiellement pour participer aux auditions du film Informers5 pour lequel il a écrit le scénario et qu'il co-produit. Il reverra Blair, mariée à Trent, Julian, qui possède maintenant sa propre agence de prostitution de luxe, mais surtout Rip. Sa rencontre avec une jeune actrice, Rain Turner, fera lentement glisser l'histoire vers un polar noir doublé d'un film d'espionnage. L'auteur nous montre, à plusieurs reprises, que le narrateur nous cache sciemment des informations et que l'histoire qu'il nous raconte n'est peut-être après tout que sa version à lui.

Plusieurs thèmes reviennent et nous retrouvons les personnages quasi-inchangés si ce n'est que le Clay d'Imperial bedrooom(s), le vrai (si on honore le pacte auquel nous avons été convié au début du livre) est beaucoup plus noir que celui que nous avions connu en tant que personnage du livre d'abord et du film surtout. La critique qu'en fait d'ailleurs le Clay d'Imperial bedroom(s) n'est pas anodine :

« In the book everything about me had happened. The book was something I simply couln't disavow. The book was blunt and had an honesty about it, whereas the movie was just a beautiful lie (...) In the movie I was played by an actor who actually looked more like me than the character the author portrayed in the book : I wasn't blond, I wasn't tan, and neither was the actor. I also suddenly became the movie's moral compass, spouting AA jargon, castigating everyone's drug use and trying to save Julian. »6

Je songe à une scène en particulier qui m'avait frappée dans Less than zero, le livre, et qui été politico-correctement transformée dans le film : Julian doit faire un client pour Rip. Clay est invité à le suivre car le client veut qu'un autre jeune homme les observe. Clay, qui vient de comprendre à quel niveau son ami est impliqué dans ce milieu, ne dis rien et suis Julian, qui ne dit rien non plus. Clay observera tout le déroulement de la relation sexuelle entre Julian et l'homme et lorsque ce sera terminé, les deux quitteront les lieux sans presque plus y faire allusion. Dans le film, cette scène devient la scène typique de sauvetage : Clay surprend Julian en train de faire une fellation à un homme dans la chambre d'une suite appartenant à Rip et le force à le suivre. Ils quittent les lieux, Clay manifestement atterré et très en colère, Julian honteux et complètement gelé. La discussion attendue s'ensuit.

Ce que l'on peut écrire n'est souvent pas montrable à l'écran et en relatant la stupéfaction de Julian devant sa mort dans le film, Clay tient ces propos :

« … in the book Julian Wells lived but in the movie's new scenario he had to die. He had to be punished for all his sins. That's what the movie demanded.(Later, as a screenwriter, I learned it's what all the movies demanded.) 7


Alors pensez bien que la scène du snuff movie ainsi que celle du viol de la fillette de 12 ans droguée ont également été oubliées, mais pas dans IB où on retrouve, comme un écho fragmenté, ces snuff movies et une scène de viol qui, si elle n'est pas collective, n'en demeure pas moins répugnante. Clay est d'ailleurs l'auteur du viol alors que LTZ nous le présentait, lâche certes, mais ne participant pas à l'agression et s'empressant de partir. Le lecteur, enfin moi, l'avions senti choqué, avions senti qu'il n'approuvait pas ce qui se passait. Clay n'est pas le même, peut-être bien parce qu'il doit forcément être différent du premier dont il était seulement l'inspiration... Ses cotés manipulateur, profiteur, violent nous sont ici révélés. La conséquence la plus immédiate est que la sympathie quasi-automatique que le lecteur accorde au personnage principal (faisant office de narrateur ou non) se délite tranquillement, événement après événement. Le summum est atteint au cinq sixième du livre lorsque nous est décrite, dans un vocabulaire lyrico-baroque, une scène d'une violence et d'une vulgarité exemplaire dont Clay est l'instigateur; impossible d'imaginer Andrew McCarthy la jouant. S-t-r-i-c-t-e-m-e-n-t impossible. Je ne peux d'ailleurs l'imaginer en images que sur un site internet particulièrement glauque. Et gore.

Je pourrais continuer longuement ainsi mais je vous priverais de votre plaisir. Nous aurons assurément l'occasion de reparler de BEE sur ce blog. Bonnes lectures,

Votre garce littéraire XXX

1Bret Easton Ellis, Imperial bedroom(s), Alfred A. Knopf, USA, 2010, p. 3
2Ibid, p.3
3 Pour les amants de Sainte-Beuve, je vous suggère de vous repaître des « faits et gestes » de M. Ellis et de son propre rapport au réel, à l'image, à l'artifice et aux classes et codes sociaux pour agrémenter votre lecture. Vous pourrez ensuite pondre une gentille réflexion sur le rapport à la morale dans l'oeuvre (et la vie) de M. Ellis...
4Ibid, p.3 ; Notez le choix du verbe : altered et non changed, qui est une cooccurence plus commune mais dépourvue de la nuance de véracité qu'apporte altered.
5Ce n'est pas inutile ici de mentionner qu'il s'agit bel et bien d'un film dans lequel jouent Kim Basinger et Billy Bob Thornton entre autres, scénarisé par Bret Easton Ellis et basé sur son roman Zombies. On commence à avoir du fun là hein?
6Ibid. p.7
7Ibid. p.8

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