lundi 3 janvier 2011

B.E.E.


Je me demandais tout à l'heure, en pensant à ce texte, quand et comment j'avais connu Bret Easton Ellis. Je cherchais dans mes souvenirs littéraires et me demandais quelle émotion m'avait traversée et où. Ce qui saurait m'amener au quand. L'image qui tentait de s'imposer à mon esprit, et que je chassais avant même que sa réminiscence ne prenne une forme intelligible à mon intuition, ne provenait pas du bagage proprement littéraire et je ne faisais que repasser sans cesse la même image : assise en face de la librairie, je lis American psycho en poche chez 10/18 et m'esclaffe quasi-silencieusement devant le portrait de Whitney Houston que me trace, avec subtilité et passion, Patrick Bateman. Rien avant ça. La cellule qui faisait pression pour m'envoyer son message chimique finit par franchir les tranchées et j'eus souvenir d'une salle sombre. Une salle sombre dans laquelle était projeté American psycho. Patrick Bateman était joué par le traître de Swing kids. J'ai vu Bret avant de le lire. Oh. Le refoulé ne l'était plus. J'invoquerai en défense le fait que le bruit entourant la sortie du premier roman de l'auteur (Less than zero), adapté au cinéma dans l'année qui suivie et entouré d'une rumeur tout autant sulfureuse, m'avait échappé dû à un fait banal : mon année de naissance; trop jeune j'étais. Je ne connaissais pas Bret Easton Ellis; j'étais privé d'un des grand plaisir de la vie et l'ignorait.

13 ans plus tard, American psycho avait, bien avant sa sortie en salles, attiré mon attention. Amateure de film d'horreur, renversée en pleine adolescence par Le silence des agneaux (dont la lecture avait aussi été postérieure à sa découverte au cinéma), altermondialiste anarcho-romantique, je voyais dans les bandes-annonce la mise en scène du déclin de l'empire de la consommation à travers un tueur en série moraliste. Bon. Les bandes-annonce sont ce qu'elles sont et je fus surprise, plaisamment surprise, de voir que le résultat était à la fois meilleur et plus original que l'idée que je m'en étais faîte. On était certes dans la tradition des serial killers mais aussi chez Philip K. Dick et chez David Lynch (d'accord, un David Lynch tranquille, époque Dune genre). Je me suis empressée de me le procurer à sa sortie et l'ai réécouté souvent. Mais, surtout, je l'ai lu.

« VOUS QUI ENTREZ ICI LAISSEZ TOUTE ESPÉRANCE peut-on lire barbouillé en lettres de sang au flanc de la Chemical Bank, presque au coin de la Onzième Rue et de la Première Avenue, en carcactères assez grands pour être lisible du fond du taxi qui se faufile dans la circulation... »1

L'adresse au lecteur de l'incipit est explicite, en capitales italiques, une citation d'un écrit dans un écrit, un jeu auquel se prête l'auteur avec désinvolture mais qui n'est pas insignifiant. Nous sommes chez Bret Easton Ellis  mais c'est Dante qui nous interpelle. Nous avons affaire à un esprit malicieux, candide et sadique, intelligent et terrorisé. L'histoire, nous rappelle à sa manière l'auteur, n'est qu'une histoire, mais peut-être pas. Ces mots sur le flanc de la banque, on peut imaginer qu'ils ont existé dans le monde que l'on partage avec lui, cité par un autre, une citation connue; peut-être pas à cet endroit, mais pas loin. La multiplication des lieux, objets, êtres qui ont une existence réel, hors livre, n'est pas seulement un effet de style chez BEE, c'est un message en lui-même : mes romans sont de vraies histoires, en opposition à des histoires vraies.

La valse qu'il mène avec les conventions narratives, les clins-d'oeil au post-modernisme, la torsion apliquée aux genres, les personnages fragmentés, les narrateurs auxquels on ne peut se fier, sont autant de délices dont aucun lecteur ne devraient se priver. Cependant... cependant ce qui est dit au tout début  d'American psycho est aussi important que les révélations formelles que cette phrase suppose. BEE est un réaliste cynique frayant dans des sphères qui nous sont fermées et le seront fort probablement toujours. Des sphères dans lesquelles des individus blasés et libérés de toute morale s'amusent comme il le peuvent, parfois aux dépends les uns des autres, souvent aux nôtres, exclus en tout genre que nous sommes. L'envers du rêve que d'autres ont choisi de nous faire miroiter à grand renfort de papier glacé et de pellicules cinématographiques. BEE nous montre que ces tragédies n'en sont pas, que la noblesse inhérente aux personnages tragiques a disparue sans laissée de trace, balayée par un mépris qui bloque l'accès à l'empathie. Les personnages de BEE ne sont pas aimables et ce, au sens fort du terme. Un sincère merci.

Ajoutons que BEE multiplie les adresses au lecteur pour mieux le perdre, le mène là où il veut, l'abandonne et le réharnache au moment ou ce dernier s'échappait, le tout sans que rien ne semble superflu ni surtravaillé. Le style colle à l'histoire, la séparation n'existe finalement pas, nous ne pouvons imaginer une autre manière de la raconter. Patrick Bateman existe avec sa hache, mais en fond sonore, Phil Collins nous rappelle son humanité, que dis-je, sa naïveté. Ce refus de faire sens, de reconnaître l'existence d'un noyau (et donc de la typologie psychologique à la mode) nous met à la merci du narrateur/auteur. Nous passerons un mauvais quart d'heure. La liberté que se permet BEE et l'art qu'il a de « ne pas y toucher » de relater en laissant transparaître les incohérences, mensonges, hypocrisies de ses personnages et de ses narrateurs, désarçonne. Le lecteur est prévenu et tout ça n'en paraîtra que plus vrai.

Sur ce point, Lunar Park se distingue, se hisse, selon moi, au pinacle de l'auto-fiction. Les cinquante premières pages sont un orgasme intllectuel multiple, un pavé formel, un faux-incipit (ou un vrai?), une explosion de sujets de thèses littéraire. Exerçons-nous à voir.

Suite à deux dédicaces et trois exergues apparaît, à la page 11 :

« 
1

Les débuts

« Tu fais vraiment bonne impression. »

C'est la première phrase de Lunar Park et dans sa brièveté et sa simplicité, elle était censée êre un retour à la forme, un écho, de la première ligne du roman de mes débuts, Moins que zéro :

« Les gens ont peur de s'engager sur les autoroutes à Los Angeles. »

Depuis, les phrases d'ouverture de mes romans sont devenues exagérément compliquées et fleuries, lestées par une insistance abusive et inutile sur des détails, en dépit de l'art avec lesquelles elles sont composées.

Mon deuxième roman, Les lois de l'attraction, commençait avec celle-ci... »

»2

C'est à la page 46, après ce qui pourrait être interprétées comme des digressions sans trop d'importance pour un lecteur profane (osons même dire que ces considérations métalittéraires servent de repoussoir à ce lecteur et sont donc un avertissement tout aussi clair que celui d'Amerian psycho (qui est ici le récit dans le récit, une auto-référence dans l'auto-fiction) quant aux difficultés que posera la lecture bien qu'elles se situent sur un autre plan) que nous retrouvons la fameuse phrase « Tu fais vraiment bonne impression. » chapeauté par le numéro 2 et un titre, sur deux lignes, « Jeudi 30 octobre, La fête ». Le lecteur qui laisse passer cette date sans y voir une étoile de laquelle le développement du récit viendra tirer sa teinte est invité à revenir sur ses pas à la fin de sa lecture. Toujours important chez BEE (et chez bien d'autres); prenez-en l'habitude.

 La veille de l'Halloween donc, commence un récit d'horreur et de maison hanté qui se présente sous les formes d'un journal de création et d'un journal intime, bref sous les auspices autofictionnelles les plus convenues. Mais voilà, bien que l'on nous noie sous les détails people de la vie du narrateur (qui se nomme Bret Easton Ellis, a écrit plusieurs romans dont American psycho, essaye de s'adapter à la vie de famille en banlieu chic, s'imbibe allègrement d'alcool et de drogues), le lecteur ne peut que mettre en doute la parole du narrateur et là, la fiction, dans son appellation la plus classique, pointe le nez. Hanté par Patrick Bateman, frappé par une créature mystérieuse du nom de Terby, obnubilé par son défun père, les cadavres s'accumulant sur ses talons, Bret (narrateur) devient-il fou? Et que fais Bret, l'auteur, empêtré dans cette matière semi-paranormale? Il écrit un chef-d'oeuvre. Voilà ce qu'il fait.

Maintenant, aller les lire et je vous reviens dans pas trop longtemps pour le texte que je me promettais d'écrire aujourd'hui et qui devait avoir pour sujet Bret Easton Ellis, auteur de Less than zero et de Imperial bedroom(s). Un autre diptyque de l'oeuvre de ce brillant auteur auxquels les propos précédents devaient ne servir que d'introduction... La concision n'a jamais été mon fort. Je vous laisse sur la première phrase de son nouvel opus, Imperial bedroom(s) -qui est le titre d'un album d'Elvis Costello (pénible en ce qui me concerne)-, une des meilleures premières phrases qu'il m'ait été donné de lire :

"They had made a movie about us."

Tellement XXIe siècle.

1Bret Easton Ellis, American psycho, 10/18, Paris
2Bret Easton Ellis, Lunar Park, Robert Laffont, Paris

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