mercredi 9 février 2011

Full dark, no stars

J'ai triché. J'ai certaines lectures qui me sont assignées et qui devraient prendre tout mon temps. Malgré mon sens du devoir, je n'ai pu m'empêcher de plonger dans le dernier Stephen King, Full dark, no stars. Voyez-vous, il est apparu en librairie fin novembre. Je commençai alors à l'emprunter pendant mes pauses, me dédouanant ainsi de ma culpabilité. Un délice, évidemment. Un livre qui vous fait vous esclaffer devant la chef-caissières qui mange ses nouilles en styromousse en levant les yeux au dessus de sa cuillère, vaguement intriguée, signal que vous pouvez lui résumer la bonne blague :

- La fille vient de se faire violer solide et elle rentre à pieds chez elle, sous le choc. Un moment donné, elle passe devant un bar de bord de route, elle entend un groupe jouer une chanson des Cramps, Can your pussy do the dog?.

Je penche les yeux sur le livre, retrouve le passage et lis :

- « No, Tess tought, but today a dog certainly did my pussy. »1

Et je la regarde, attendant qu'elle éclate de rire, pensant presque instantanément qu'elle est peut-être la fille sur trois qui s'est fait agresser... mais elle finit par sourire après avoir sifflé ses nouilles :

- Humpf, crisse, c'est dark! Mais in' bonne pareil!

Je replonge dans ma lecture. L'extrait est tiré de la deuxième nouvelle, titrée Big driver, ou « Et si un tueur en série tombait sur la victime qu'il ne lui fallait pas? ».

Ce recueil est une des réussite de King. Cet auteur a une singulière particularité : il excelle dans deux formes2, dont une qu'il a, je crois, quasi-inventée. La première est la brique. Ça, Le Fléau, La tour sombre, Sac d'os et bientôt Le dôme...3 La deuxième, celle qui nous intéresse ici, est la longue nouvelle (60-120 pages). Il y a en quatre dans ce livre, à l'image de Différentes saisons (et d'autres recueils peut-être, sûrement), qui est un autre des summum de King (dont ont d'ailleurs été tiré trois films : Apt pupil (Ian McKellen), Shawshank redemption (Tim Robbins, Morgan Freeman) et Stand by me (River Phoenix, Corey Feldman). La dernière ferait un très bon court métrage.

Je dirais que la principle force de SK réside dans ses personnages : ils sont tout à fait crédibles. Ils sont pleins: en chair, en sang, en muscles, animés d'une psychologie réaliste quoiqu'un peu bavarde. On y croit et c'est ce qui fait qu'on les suive, qu'on tourne les pages comme on le fait, qu'on soupire à la fin de 10 minutes et qu'on décide d'en prendre 2 de plus : on a de la difficulté à les abandonner à leur sort (souvent mauvais dans l'univers kingesque...).

La première nouvelle m'a ravie sur ce point. C'est une des très bonnes histoires que j'ai lues dans ma vie et, dans l'oeuvre de King, elle entre en écho avec un roman prenant la forme d'un long monologue, celui de Dolorès Claiborne, accusée du meurtre de sa patronne et qui se raconte aux policiers. 1922 est une confession écrite narrant les évènements charnières s'étant déroulés cette année-là dans la vie de l'auteur de ladite confession, Wilf. Je ne sais pas comment vous le faire comprendre, mais j'avais l'impression, en lisant des caractères d'imprimerie sur une pâte de papier, d'entendre le débit de ce que je crois être l'accent du Nebraska des années vingt. La réalité quotidienne et ses préoccupations, les mentalités de l'époque, les normes sociales, enfin tout se mêlent pour nous permettre de voir et d'entendre, de vivre presque. Le sujet est aussi en résonnance avec Dolorès puisqu'on y avoue un meurtre. Un meurtre dont l'horreur et la cruauté de ce qu'on imagine être l'expérience d'enlever la vie à un être humain, sont telles, que l'on peut être forcé de poser le livre. Le narrateur nous dit d'ailleurs, et c'est clairement, pour moi, une adresse de l'auteur au lecteur :

« Here is something I learned in 1922 : there are always worst things waiting. You think you have seen the most terrible thing, the one that coalesces all your nightmares into a freakish horror that actually exists, and the only consolation is that there can be nothing worse. Even if there is, your mind will snap at the sight of it, and you will know no more. But there is worse, your mind does not snap and somehow you carry on. »4

Le propos de cette nouvelle, celui de la culpabilité peut-être, ou bien de la vengeance, c'est selon, est résolument actuel, bien que le récit prenne place au siècle dernier -j'ai toujours eu hâte d'écrire ça en conservant de la pertinence!-. Je dis c'est selon parce qu'il s'agit d'un récit faisant une belle part à l'interprétation du lecteur, particulièrement au sens qu'il prêtera à la dernière pièce d'information se présentant sous la forme d'un article de journal, effet de réalisme récurrent chez King. Il y a donc moyen d'évacuer tout élément fantastique de la nouvelle ou, au contraire, de les conserver. Possibilité que la troisième nouvelle offre aussi au lecteur.

Celle-là m'a fait jubiler d'emblée puisqu'elle est campée à Derry. Quiquonque est un tant soit peu fan de SK connaît cette ville qui est le cadre de plusieurs de ses histoires dont le gigantesque Ça. Nous y retrouvons un personnage tout à fait à sa place : M. Elvid, vendeur de Fair extensions, le titre de la nouvelle. Elvid, un cousin de Pennywise peut-être, est avant tout apparenté à Leland Gaunt, qui est déjà, lui, passé par Castle Rock. Il vendra une « life extension » à Strether qui le paiera en argent (les âmes sont sans sel désormais) mais surtout en « psychic physic », ses malheurs étant transférés sur les épaules de celui qu'il déteste le plus (je ne vous pas qui c'est, mais c'est un de ces exemples de crédibilité psychologique dont je parlais plus tôt). Bien que plusieurs signes nous attirent sur un versant disons paralittéraire, le lecteur pourrait tout aussi bien conclure qu'aucune force surnaturelle n'est en action dans les années supplémentaires qui côutent 15% de son revenu annuel à Strether. Effet placebo?

Mais est-ce bien là la question qui importe ou ne réside-t-elle pas plutôt dans la morale même de cette histoire, morale encore plus renversante si on opte pour la paralittérature et qu'on admette le caractère monstrueux de Elvid, qu'on lui reconnaisse bel et bien des pouvoir paranormaux? Car la vie peut-elle être si injuste? Et pourquoi ce cadre spatio-temporel historico-géopolitique que l'on ne croise presque jamais dans les livres de l'auteur (j'oserais même avancé jamais)? Existerait-il pour amplifier l'effet « psychic physic » ou bien est-il là pour qu'on le remette davantage en doute, soulignant que le malheur des hommes est bien souvent la récolte des grains qu'ils ont semés? Hum.

La dernière nouvelle aurait, elle, pu s'intituler « Et si vous étiez mariée à un tueur en série? » mais elle porte le titre A good marriage. Parlons de Darcelleen et, pourquoi pas, de toutes les autres. SK est un maître dans la peinture des personnages féminins. Un des seuls qui crée des femmes crédibles, qui, si elle m'agacent, c'est parce que l'auteur le souhaitait. Son talent va jusqu'à me faire prendre cette habileté pour acquise. Remarquez d'ailleurs que la plupart des grands auteurs contemporains évitent les femmes, narratrice ou héroïne; il ne s'est jamais agit, selon moi, de sexisme latent, mais plutôt d'une connaissance de leurs limites. Après tout, même Freud reconnaissait que la femme est un continent noir... Malgré cela, ce talent est tellement inné chez King que 2 des 4 nouvelles du recueil ont pour personnage principale une femme. Tess, the brave one, et Darceleen, la femme qui traverse le miroir. Ce ne sont pas les premières, je vous rappellerais Carrie, Beverly de It,  Annie de Misery...

Revenons donc à Darcelleen qui, après 27 ans d'un mariage heureux bien que tout à fait ordinaire, découvre une cache dans le garage familial. Dans cette cache se trouve les cartes d'identité d'une femme portée disparue et retrouvée morte peu de temps auparavant. Tombée sous les coups, Darcy le sait, elle écoute les nouvelles, d'un tueur en série particulièrement sadique. Tueur qui a également assassiner l'enfant d'une de ses victime, un garçon de 8-9 ans. Darcy comprend. Et plonge dans le miroir. Un conte avec les bons, les méchants, les objets empoisonnés, la chute de l'héroïne, sa rédemption, l'adversaire devenant l'adjuvant (et vive versa). Un extrait :

« She continued to smile at him, but now saw him again (after that brief, loving lapse) for what he was, the darker husband. Gollum with his precious. »5

Quand je parle des formes du conte dans le paragraphe précédent, c'est qu'il en est clairement question. Je dirais, malheureusement il en est question; noir sur blanc. C'est un des défauts de ce recueil, non de l'auteur. Il semblerait qu'avec le temps, le lecteur idéal de SK ait de moins en moins de culture générale, qu'il doive être mis sur les pistes de l'intertextualité de manières plus en plus grossières. Exemple : la référence au conte de Barbe bleue quelques pages seulement après que j'eue éprouvé le contentement d'y penser et de le noter comme une possible clé de lecture. Alice demeure une présence plus discrète, inscrite en négatif dans l'utilisation du miroir comme métaphore dans les scènes où Darcelleen s'y regarde et se remémore ce qu'elle y cherchait quand elle le fixait étant enfant. Un autre endroit ou cet agacement s'est fait sentir : dans Fair extensions, l'auteur souligne le talent pour le scrabble de son protagoniste en nous donnant la solution à l'anagramme (tout de même facile) de Elvid... J'avais compris! Et je suis déçue qu'il donne la réponse à ceux qui auraient négligé l'attention que devrait porter tout lecteur à certains patronymes... Enfin. Trève de critiques: c'est un livre saisissant. Ne boudez pas votre plaisir.

Votre libraire, la garce des livres XXX

1Stephen King, Full dark, no stars, Scribner edition, USA, 2010, p.163
2 Et il est mieux que bon dans le roman disons, plus traditionnel, où il y a aussi des joyaux comme Marche où crève, Rage, Needful things...
3Un de ces monstres paraîtra en français le 7 mars : Le dôme. Mon collègue accro à SK l'a lu en anglais et m'assure que c'est un autre incontournable.
4 Stephen King, Full dark, no stars, Scribner edition, USA, 2010, p. 42
5Idem. p. 339

mercredi 12 janvier 2011

B.E.E 2

« They had made a movie about us. »

Donc, cette phrase. Cette phrase qui me hante depuis quelques mois déjà. Une phrase somme toute banale, mais qui se révèle si riche lorsqu'on la place dans le contexte de l'oeuvre que BEE construit. Intéressons-nous d'abord au contenant.

Lorsqu'on connaît B.E.E., nous savons, bien avant de lire cet incipit, que Imperial bedroom(s) est la suite de Less than zero. Nous savons, pour peu que nous aimions l'auteur où que nous nous tenions au courant de l'actualité artistique, qu'un film a bel et bien été tiré de son premier roman et que les acteurs étaient ceux du Brat pack des années '80 : Robert Downer Jr. y joue Julian, Jamie Gertz, Blair, Andrew McCarthy, Clay et James Spader y incarne Rip. Leur popularité a permis au film de devenir culte auprès d'un certain public et à son auteur d'obtenir une reconnaissance qui n'était plus cantonnée au milieu littéraire. Le personnage de B.E.E. était lancé, et allait faire grand bruit. Quant à l'homme, c'est une autre histoire.

Superbe mise en abyme, phrase saisissante d'actualité dans ce monde obnubilé par la visibilité sociale, ce début marque le retour de Clay et de ses pairs mais ouvre surtout une réflexion sur la construction de la fiction. Les considérations de Clay sur les rapports réalité/fiction du roman dont il est le personnage principal et le narrateur, ainsi qu'à propos des transformations de l'histoire et des personnages (lui-même entre autres) dans le processus de son adaptation cinématographique, sont délectables et parviennent à changer l'angle avec lequel il nous faut aborder ces deux livres. Si Clay devient ici le narrateur et l'auteur supposé, l'auteur de Less than zero devient donc un personnage dans Imperial bedroom(s). Cette phrase résume ce retournement :

« ...how afraid I was of the writer, a blond and isolated boy whom the girl I was dating had halfway fallen in love with. But the writer would never return her love because he was too lost in his own passivity to make the connection she needed from him, and so she turned to me, but by then it was too late, and because the writer resented that she had turned to me I became the handsome and dazed narrator, incapable of love or kindness.»1

Et le paratexte ne nous aide pas puisque ce livre ne nous est pas présenté avec l'apellation traditonnelle «novel». Rien sous ce titre emprunté à Costello. Clay, narrateur, attire notre attention sur cette absence en précisant que Less than zero « ...was labeled fiction but only a few details had been altered and our names weren't changed and there was nothing in it that hadn't happened »2 L'art de la narration dans l'oeuvre de B.E.E. est un sujet de thèse ample et riche et je pourrais tenter de vous la décrire objectivement, utilisant pour ce faire tous les systèmes d'analyse à ma disposition, mais je ne parviendrais pas à vous le faire sentir : il faut le lire. On trouvera dans les pages de ces romans l'illustration de ce que fût la fin du deuxième et le début du troisième millénaire en littérature occidentale (et dans la société, ne nous gênons pas). Vous pouvez juger cette affirmation péremptoire, mais avec tout ce que je lis, vous devriez me prendre un peu plus au sérieux et aller vérifier par vous-même.

Les rapports qu'entretiennent les personnages, les narrateurs, entre eux, avec l'auteur et sa « réalité » et, plus globalement, les référents multiples des romans au monde du lecteur sont, en fait, le thème et le style de l'auteur et les matériaux qu'il retravaille à chaque roman3. Étayons un peu ce point : je parle de mélange et d'ancrage réel, de jeu de questionnement sur le personnage de l'auteur et sur l'auteur lui-même. Le fait que nous découvrions au tout début du livre que le narrateur que nous avions accepté comme auteur autofictionnel de Less than zero était un auteur « traditionnel » narrant une histoire où «... only a few details had been altered... »4  , emplie de personnages que nous devons maintenant considérés comme des êtres réels, qui ne sont devenus fictifs que par l'intermédiaire du film, est un pari que peu d'auteur relève en si peu de phrases. De plus, l'auteur inscrit son oeuvre de plain pied dans une méta-autofiction, une réflexion sur les procédés mêmes de la réflexion qu'avait entamée l'autofiction. Me suivez-vous? Relisez. Enchaînez.

L'auteur réussit donc en moins de 5 pages un exploit admirable : la référence que constituait son premier roman en matière d'autofiction dans la récente histoire littéraire et dans le champs du concept de genre se transforme. Ce premier pas dans l'univers littéraire devient aussi la première brique d'un autre genre encore en pleine construction et que B.E.E. travaille au corps dans son oeuvre et qui est au coeur de celle-ci. Pourtant, il ne fait que tenter de répondre à la sempiternelle question fondamentale de tout art : Qui suis-je? Que sommes-nous? Mais avec plus d'acuité, de lucidité, d'intelligence que la majorité.

Voici donc dépeinte la fresque narrative de ces deux opus d'une même symphonie. Pour le profane, il me semble facile d'imaginer qu'à la lecture de mes propos vous vous êtes bâtie une image un peu rébarbative de ces romans. Revenons-en donc à la chair qui n'est pas insignifiante et est, ô combien, jouissive.

D'abord les résumés : Less than zero raconte les vacances de Noël de Clay dans sa ville natale, Los Angeles. Lui et ses amis sont issus d'un milieu des plus aisé. Clay poursuit des études dans une université du nord-est américain; Blair, l'ancienne amante de Clay et de Julian, est vaguement mannequin pendant que Julian, lui, devient un junkie se prostituant sous l'égide de Rip (qui lui refile d'abord la drogue puis les clients). Clay sera témoin d'événements plus choquants les uns que les autres en ces quelques jours de congé. Ajoutons que sa relation avec Blair ne s'en obscrurcira que davantage et qu'il rentrera, avec joie, dans son université de la Nouvelle-Angleterre. Imperial bedroom(s) se déroule 25 ans plus tard, à LA où revient Clay, officiellement pour participer aux auditions du film Informers5 pour lequel il a écrit le scénario et qu'il co-produit. Il reverra Blair, mariée à Trent, Julian, qui possède maintenant sa propre agence de prostitution de luxe, mais surtout Rip. Sa rencontre avec une jeune actrice, Rain Turner, fera lentement glisser l'histoire vers un polar noir doublé d'un film d'espionnage. L'auteur nous montre, à plusieurs reprises, que le narrateur nous cache sciemment des informations et que l'histoire qu'il nous raconte n'est peut-être après tout que sa version à lui.

Plusieurs thèmes reviennent et nous retrouvons les personnages quasi-inchangés si ce n'est que le Clay d'Imperial bedrooom(s), le vrai (si on honore le pacte auquel nous avons été convié au début du livre) est beaucoup plus noir que celui que nous avions connu en tant que personnage du livre d'abord et du film surtout. La critique qu'en fait d'ailleurs le Clay d'Imperial bedroom(s) n'est pas anodine :

« In the book everything about me had happened. The book was something I simply couln't disavow. The book was blunt and had an honesty about it, whereas the movie was just a beautiful lie (...) In the movie I was played by an actor who actually looked more like me than the character the author portrayed in the book : I wasn't blond, I wasn't tan, and neither was the actor. I also suddenly became the movie's moral compass, spouting AA jargon, castigating everyone's drug use and trying to save Julian. »6

Je songe à une scène en particulier qui m'avait frappée dans Less than zero, le livre, et qui été politico-correctement transformée dans le film : Julian doit faire un client pour Rip. Clay est invité à le suivre car le client veut qu'un autre jeune homme les observe. Clay, qui vient de comprendre à quel niveau son ami est impliqué dans ce milieu, ne dis rien et suis Julian, qui ne dit rien non plus. Clay observera tout le déroulement de la relation sexuelle entre Julian et l'homme et lorsque ce sera terminé, les deux quitteront les lieux sans presque plus y faire allusion. Dans le film, cette scène devient la scène typique de sauvetage : Clay surprend Julian en train de faire une fellation à un homme dans la chambre d'une suite appartenant à Rip et le force à le suivre. Ils quittent les lieux, Clay manifestement atterré et très en colère, Julian honteux et complètement gelé. La discussion attendue s'ensuit.

Ce que l'on peut écrire n'est souvent pas montrable à l'écran et en relatant la stupéfaction de Julian devant sa mort dans le film, Clay tient ces propos :

« … in the book Julian Wells lived but in the movie's new scenario he had to die. He had to be punished for all his sins. That's what the movie demanded.(Later, as a screenwriter, I learned it's what all the movies demanded.) 7


Alors pensez bien que la scène du snuff movie ainsi que celle du viol de la fillette de 12 ans droguée ont également été oubliées, mais pas dans IB où on retrouve, comme un écho fragmenté, ces snuff movies et une scène de viol qui, si elle n'est pas collective, n'en demeure pas moins répugnante. Clay est d'ailleurs l'auteur du viol alors que LTZ nous le présentait, lâche certes, mais ne participant pas à l'agression et s'empressant de partir. Le lecteur, enfin moi, l'avions senti choqué, avions senti qu'il n'approuvait pas ce qui se passait. Clay n'est pas le même, peut-être bien parce qu'il doit forcément être différent du premier dont il était seulement l'inspiration... Ses cotés manipulateur, profiteur, violent nous sont ici révélés. La conséquence la plus immédiate est que la sympathie quasi-automatique que le lecteur accorde au personnage principal (faisant office de narrateur ou non) se délite tranquillement, événement après événement. Le summum est atteint au cinq sixième du livre lorsque nous est décrite, dans un vocabulaire lyrico-baroque, une scène d'une violence et d'une vulgarité exemplaire dont Clay est l'instigateur; impossible d'imaginer Andrew McCarthy la jouant. S-t-r-i-c-t-e-m-e-n-t impossible. Je ne peux d'ailleurs l'imaginer en images que sur un site internet particulièrement glauque. Et gore.

Je pourrais continuer longuement ainsi mais je vous priverais de votre plaisir. Nous aurons assurément l'occasion de reparler de BEE sur ce blog. Bonnes lectures,

Votre garce littéraire XXX

1Bret Easton Ellis, Imperial bedroom(s), Alfred A. Knopf, USA, 2010, p. 3
2Ibid, p.3
3 Pour les amants de Sainte-Beuve, je vous suggère de vous repaître des « faits et gestes » de M. Ellis et de son propre rapport au réel, à l'image, à l'artifice et aux classes et codes sociaux pour agrémenter votre lecture. Vous pourrez ensuite pondre une gentille réflexion sur le rapport à la morale dans l'oeuvre (et la vie) de M. Ellis...
4Ibid, p.3 ; Notez le choix du verbe : altered et non changed, qui est une cooccurence plus commune mais dépourvue de la nuance de véracité qu'apporte altered.
5Ce n'est pas inutile ici de mentionner qu'il s'agit bel et bien d'un film dans lequel jouent Kim Basinger et Billy Bob Thornton entre autres, scénarisé par Bret Easton Ellis et basé sur son roman Zombies. On commence à avoir du fun là hein?
6Ibid. p.7
7Ibid. p.8

lundi 3 janvier 2011

B.E.E.


Je me demandais tout à l'heure, en pensant à ce texte, quand et comment j'avais connu Bret Easton Ellis. Je cherchais dans mes souvenirs littéraires et me demandais quelle émotion m'avait traversée et où. Ce qui saurait m'amener au quand. L'image qui tentait de s'imposer à mon esprit, et que je chassais avant même que sa réminiscence ne prenne une forme intelligible à mon intuition, ne provenait pas du bagage proprement littéraire et je ne faisais que repasser sans cesse la même image : assise en face de la librairie, je lis American psycho en poche chez 10/18 et m'esclaffe quasi-silencieusement devant le portrait de Whitney Houston que me trace, avec subtilité et passion, Patrick Bateman. Rien avant ça. La cellule qui faisait pression pour m'envoyer son message chimique finit par franchir les tranchées et j'eus souvenir d'une salle sombre. Une salle sombre dans laquelle était projeté American psycho. Patrick Bateman était joué par le traître de Swing kids. J'ai vu Bret avant de le lire. Oh. Le refoulé ne l'était plus. J'invoquerai en défense le fait que le bruit entourant la sortie du premier roman de l'auteur (Less than zero), adapté au cinéma dans l'année qui suivie et entouré d'une rumeur tout autant sulfureuse, m'avait échappé dû à un fait banal : mon année de naissance; trop jeune j'étais. Je ne connaissais pas Bret Easton Ellis; j'étais privé d'un des grand plaisir de la vie et l'ignorait.

13 ans plus tard, American psycho avait, bien avant sa sortie en salles, attiré mon attention. Amateure de film d'horreur, renversée en pleine adolescence par Le silence des agneaux (dont la lecture avait aussi été postérieure à sa découverte au cinéma), altermondialiste anarcho-romantique, je voyais dans les bandes-annonce la mise en scène du déclin de l'empire de la consommation à travers un tueur en série moraliste. Bon. Les bandes-annonce sont ce qu'elles sont et je fus surprise, plaisamment surprise, de voir que le résultat était à la fois meilleur et plus original que l'idée que je m'en étais faîte. On était certes dans la tradition des serial killers mais aussi chez Philip K. Dick et chez David Lynch (d'accord, un David Lynch tranquille, époque Dune genre). Je me suis empressée de me le procurer à sa sortie et l'ai réécouté souvent. Mais, surtout, je l'ai lu.

« VOUS QUI ENTREZ ICI LAISSEZ TOUTE ESPÉRANCE peut-on lire barbouillé en lettres de sang au flanc de la Chemical Bank, presque au coin de la Onzième Rue et de la Première Avenue, en carcactères assez grands pour être lisible du fond du taxi qui se faufile dans la circulation... »1

L'adresse au lecteur de l'incipit est explicite, en capitales italiques, une citation d'un écrit dans un écrit, un jeu auquel se prête l'auteur avec désinvolture mais qui n'est pas insignifiant. Nous sommes chez Bret Easton Ellis  mais c'est Dante qui nous interpelle. Nous avons affaire à un esprit malicieux, candide et sadique, intelligent et terrorisé. L'histoire, nous rappelle à sa manière l'auteur, n'est qu'une histoire, mais peut-être pas. Ces mots sur le flanc de la banque, on peut imaginer qu'ils ont existé dans le monde que l'on partage avec lui, cité par un autre, une citation connue; peut-être pas à cet endroit, mais pas loin. La multiplication des lieux, objets, êtres qui ont une existence réel, hors livre, n'est pas seulement un effet de style chez BEE, c'est un message en lui-même : mes romans sont de vraies histoires, en opposition à des histoires vraies.

La valse qu'il mène avec les conventions narratives, les clins-d'oeil au post-modernisme, la torsion apliquée aux genres, les personnages fragmentés, les narrateurs auxquels on ne peut se fier, sont autant de délices dont aucun lecteur ne devraient se priver. Cependant... cependant ce qui est dit au tout début  d'American psycho est aussi important que les révélations formelles que cette phrase suppose. BEE est un réaliste cynique frayant dans des sphères qui nous sont fermées et le seront fort probablement toujours. Des sphères dans lesquelles des individus blasés et libérés de toute morale s'amusent comme il le peuvent, parfois aux dépends les uns des autres, souvent aux nôtres, exclus en tout genre que nous sommes. L'envers du rêve que d'autres ont choisi de nous faire miroiter à grand renfort de papier glacé et de pellicules cinématographiques. BEE nous montre que ces tragédies n'en sont pas, que la noblesse inhérente aux personnages tragiques a disparue sans laissée de trace, balayée par un mépris qui bloque l'accès à l'empathie. Les personnages de BEE ne sont pas aimables et ce, au sens fort du terme. Un sincère merci.

Ajoutons que BEE multiplie les adresses au lecteur pour mieux le perdre, le mène là où il veut, l'abandonne et le réharnache au moment ou ce dernier s'échappait, le tout sans que rien ne semble superflu ni surtravaillé. Le style colle à l'histoire, la séparation n'existe finalement pas, nous ne pouvons imaginer une autre manière de la raconter. Patrick Bateman existe avec sa hache, mais en fond sonore, Phil Collins nous rappelle son humanité, que dis-je, sa naïveté. Ce refus de faire sens, de reconnaître l'existence d'un noyau (et donc de la typologie psychologique à la mode) nous met à la merci du narrateur/auteur. Nous passerons un mauvais quart d'heure. La liberté que se permet BEE et l'art qu'il a de « ne pas y toucher » de relater en laissant transparaître les incohérences, mensonges, hypocrisies de ses personnages et de ses narrateurs, désarçonne. Le lecteur est prévenu et tout ça n'en paraîtra que plus vrai.

Sur ce point, Lunar Park se distingue, se hisse, selon moi, au pinacle de l'auto-fiction. Les cinquante premières pages sont un orgasme intllectuel multiple, un pavé formel, un faux-incipit (ou un vrai?), une explosion de sujets de thèses littéraire. Exerçons-nous à voir.

Suite à deux dédicaces et trois exergues apparaît, à la page 11 :

« 
1

Les débuts

« Tu fais vraiment bonne impression. »

C'est la première phrase de Lunar Park et dans sa brièveté et sa simplicité, elle était censée êre un retour à la forme, un écho, de la première ligne du roman de mes débuts, Moins que zéro :

« Les gens ont peur de s'engager sur les autoroutes à Los Angeles. »

Depuis, les phrases d'ouverture de mes romans sont devenues exagérément compliquées et fleuries, lestées par une insistance abusive et inutile sur des détails, en dépit de l'art avec lesquelles elles sont composées.

Mon deuxième roman, Les lois de l'attraction, commençait avec celle-ci... »

»2

C'est à la page 46, après ce qui pourrait être interprétées comme des digressions sans trop d'importance pour un lecteur profane (osons même dire que ces considérations métalittéraires servent de repoussoir à ce lecteur et sont donc un avertissement tout aussi clair que celui d'Amerian psycho (qui est ici le récit dans le récit, une auto-référence dans l'auto-fiction) quant aux difficultés que posera la lecture bien qu'elles se situent sur un autre plan) que nous retrouvons la fameuse phrase « Tu fais vraiment bonne impression. » chapeauté par le numéro 2 et un titre, sur deux lignes, « Jeudi 30 octobre, La fête ». Le lecteur qui laisse passer cette date sans y voir une étoile de laquelle le développement du récit viendra tirer sa teinte est invité à revenir sur ses pas à la fin de sa lecture. Toujours important chez BEE (et chez bien d'autres); prenez-en l'habitude.

 La veille de l'Halloween donc, commence un récit d'horreur et de maison hanté qui se présente sous les formes d'un journal de création et d'un journal intime, bref sous les auspices autofictionnelles les plus convenues. Mais voilà, bien que l'on nous noie sous les détails people de la vie du narrateur (qui se nomme Bret Easton Ellis, a écrit plusieurs romans dont American psycho, essaye de s'adapter à la vie de famille en banlieu chic, s'imbibe allègrement d'alcool et de drogues), le lecteur ne peut que mettre en doute la parole du narrateur et là, la fiction, dans son appellation la plus classique, pointe le nez. Hanté par Patrick Bateman, frappé par une créature mystérieuse du nom de Terby, obnubilé par son défun père, les cadavres s'accumulant sur ses talons, Bret (narrateur) devient-il fou? Et que fais Bret, l'auteur, empêtré dans cette matière semi-paranormale? Il écrit un chef-d'oeuvre. Voilà ce qu'il fait.

Maintenant, aller les lire et je vous reviens dans pas trop longtemps pour le texte que je me promettais d'écrire aujourd'hui et qui devait avoir pour sujet Bret Easton Ellis, auteur de Less than zero et de Imperial bedroom(s). Un autre diptyque de l'oeuvre de ce brillant auteur auxquels les propos précédents devaient ne servir que d'introduction... La concision n'a jamais été mon fort. Je vous laisse sur la première phrase de son nouvel opus, Imperial bedroom(s) -qui est le titre d'un album d'Elvis Costello (pénible en ce qui me concerne)-, une des meilleures premières phrases qu'il m'ait été donné de lire :

"They had made a movie about us."

Tellement XXIe siècle.

1Bret Easton Ellis, American psycho, 10/18, Paris
2Bret Easton Ellis, Lunar Park, Robert Laffont, Paris