jeudi 22 octobre 2009

Des vampires


La lignée
ou les vampires comme maladie

J'ai terminé hier soir le premier tome d'une trilogie ayant pour thème les vampires écrit par Guillermo Del Toro et Chuck Hogan. J'annonçais dans ma dernière chronique la parution de ce livre. « Alors? » me direz-vous. C'est un bon livre, écrit comme on filme. L'effet « quatre mains » (nous y reviendrons tout à l'heure) ne se fait pas sentir du tout et bien que l'on voit davantage qu'on ne s'imagine les différentes scènes, il y a beaucoup d'inventivité chez ce duo. Tout bon auteur qui choisit de revisiter des thèmes classiques en espérant ajouter une brique, plutôt qu'un gravat, à l'édifice est tenu de se questionner longuement sur les lacunes du thème ou sur les conséquences que peut faire naître sa vision personnelle du sujet. Sur les vampires par exemple, il faut répondre (ou du moins esquisser des hypothèses) à plusieurs questions. Sur leur nature d'abord (sont-ils humains?), leurs limites (sont-elles celles décrites jusqu'ici, sinon pourquoi?), leurs forces et faiblesses ensuite (pourquoi?comment?quand?), le fait qu'on les méconnaisse (si les vampires existent, pourquoi ne les a-t-on pas vus sur YouTubeTM?), et, bien entendu, sur les effets qu'ils produisent dans une communauté donnée. Del Toro et Hogan répondent bel et bien à ces questions et celles qu'ils laissent dans la pénombre trouveront certainement leurs réponses dans les deux autres tomes à venir.
Un bon rythme, sans style particulier par contre, mais surtout une bonne histoire qui commence comme un clin d'oeil à Stephen King1; pas à Salem par contre, mais bien à une nouvelle parue dans Rêves et cauchemars intitulée Le rapace nocturne. Le traitement réaliste et contemporain cher à King s'applique dans La lignée. C'est une contribution qui renouvelle le genre : les vampires sont ici des vecteurs de virus qui transforment l'être infecté en créature suçeuse de sang équipée pour se faire d'un aiguillon creux rappelant à la fois le dard des insectes piqueurs et la trompe à aspirer des mouches... C'est une vision très moderne du vampire s'incarnant dans un monde aseptisé, terrifié par les microbes. C'est aussi un prétexte amusant pour montrer les limites des sciences cartésiennes : deux des principaux personnages (qui n'ont guère de chair, reconnaissons-le) travaillent d'ailleurs au Center for Disease Control des USA et se révèlent être de piètres adjuvants dans l'avènement d'un destin heureux pour leurs concitoyens et, plus globalement, pour le monde entier). L'action se passe à Manhattan, aujourd'hui, sauf pour quelques épisodes ayant pour décor l'Europe de la seconde guerre mondiale. C'est à lire si c'est dans vos cordes. J'attend le prochain tome avec une certaine curiosité.

Dracula l'immortel
ou comment (tenter de) détruire un mythe moderne

Les livres dits « à quatre mains » m'ont toujours parus suspects; comment peut-on écrire à deux lorsqu'il est déjà difficile de déterminer seul la voie qu'empruntera l'histoire? Si le livre dont il est question ci-haut est l'exception qui confirme la règle, celui de Dacre Stoker et Ian Holt me conforte dans mes préjugés. Je ne vous cacherai pas, chers lecteurs, que mes attentes envers cette suite de Dracula étaient élevées, mais elles ne sauraient expliquer mon jugement plutôt dégoûté. Ces deux auteurs (et les 70 héritiers qui ont approuvé cette suite!) devaient être dans une dimension qu'il m'est impossible d'envisager tant le résultat est insignifiant. Soit il se vend de la bonne drogue chez nos amis Anglais, soit personne n'a eu le courage de leur dire que ce livre devait absolument être retravaillé. Massacrons donc dans la joie.
Un rappel d'abord d'une scène que vous avez bien des chances d'avoir lue ou vue : dans Misery de Stephen King, Annie Wilkes2, la charmante infirmière qui soigne (si bien!) Paul Sheldon, lui pique une sainte colère lorsqu'en débutant la suite de Misery's child ce dernier triche en oblitérant la scène où l'héroïne meure et commence le nouveau roman comme si elle avait été sauvée de justesse, que sa mort n'était jamais advenue. Miss Wilkes ne le digère tout simplement pas. Je souhaiterais que nos auteurs aient dû lui présenter leur manuscrit car elle aurait pu leur rappeler, avec sa diplomatie légendaire, que « Dracula se déroule en 1893 et non en 1888! Biscornouilles de biscornouilles!!! » et puis leur passer dessus avec sa tondeuse à gazon (ce qui aurait empêché cette calamité de paraître).
Lorsqu'on s'attaque à la suite d'un classique, la moindre des choses serait d'en respecter le contenu et la chronologie interne du récit. Mais si les auteurs l'avaient fait, ils n'auraient pas pu faire coïncider l'apparition de Dracula en Angleterre avec la série de meurtre de Jack l'éventreur. Vous me direz : « Mais que vient faire Jack l'éventreur dans ce roman? » et bien, rien, justement. C'est une des trames de l'histoire qui a pour but de masquer la maigreur du canevas principal. On en rajoute en attribuant finalement les meurtres de l'éventreur à une femme alors que n'importe quel amateur de serial killer vous dira que c'est impossible puisque qu'une femme n'éjacule habituellement pas (de sperme s'entend...). Mais qu'à cela ne tienne, ils ne se sont pas arrêtés en si bon chemin. Pourquoi Dracula ne serait-il pas un bon croyant, dévoué à Dieu? D'accord, il doit se nourrir de sang, mais volons donc à Anne Rice sa bonne idée et faisons-lui tuer seulement des meurtriers, violeurs, batteurs d'enfant et autres joyeux lurons de cet acabit (lecteurs oubliez l'oeuvre originale!!!); si cette manière de faire est parvenu à déculpabiliser Lestat, ça fonctionnera pour Dracula. On nous prend pour des con(ne)s.
Si les faiblesses du texte se cantonnaient à ces libertés, ma plume ne serait pas si affûtée. Vous devinez que ce n'est pas le cas. La forme originale (extraits de journaux intimes, lettres, coupures de presse...) n'a pas non plus été respectée, trop ardu j'imagine. Le caractère des personnages dépeints par Bram Stoker a été oblitéré avec pour excuse le temps qui passe. Peut-être un malaise avec le style fin 19e de l'auteur? Que nenni puisque même leur nouvelles créations (le fils de Mina et de Jonathan, l'inspecteur Cotford, la comtesse Bathory,etc...) ne sont pas crédibles. De sautes d'humeur en décisions qui apparaissent au lecteur tant obscures qu'absurdes, les protagonistes courrent de tous les côtés pour faire oublier leur vacuité, leur évanescence, ne réussissant qu'à les souligner. Aucun de ces personnages ne trouvera sa place dans l'histoire de la littérature à moins que la médiocrité ne finisse par l'emporter haut la main dans l'ensemble du milieu littéraire mondial (et encore!). Ajoutons à cela quelques combats de Katana (ça fera de belles scènes au cinéma, très modernes, très Hannibal Lecter épris d'une geisha..) et une fin qu'on aura vu venir depuis la quarantième page même en étant inattentif : « Luc je suis ton père » devient « Quincey, je suis ton père » à l'issue de la bataille finale devant l'abbaye de Carfax, Dracula jouant les Darth Vader et le fils de Mina, campant celui de Luc. Mais ne nous arrêtons pas en si bon chemin et faisons appel au slashers américains : ressucitons (encore) Dracula et faisons le embarquer sur le... Titanic pour une traversée de l'Atlantique! Peut-être que ce dernier ne coulera pas pour les besoins de l'histoire et verra débarquer à New York un Vlad flambant neuf car, malheureusement, le deuxième tome est en germe dans tout le roman de manière plus qu'agaçante puisqu'on tente de nous aguicher avec des questions secondaires qui n'y parviennent tout simplement pas.
Les arbres auraient dû rester debout plutôt que de servir de lit à ce déplorable ramassis de conneries. Pour ceux qui seraient tentés d'objecter que le roman est imprimé sur du papier recyclé et bien je soutiens qu'il aurait mieux vallu qu'il soit réutilisé sous forme de rouleau participant à l'hygiène corporelle la plus élémentaire. Et mon fiel qui n'est même pas tarit...

Votre libraire,
la garce des livres XXX

1Vous aurez remarqué que ma méthode de critique littéraire est le stephenkingesque. Je vous promet un jour de m'attarder sur le roman que je considère le plus sous-estimé de la littérature américaine et qui est de son cru.
2Aviez-vous remarqué que le patronyme de cette psychopathe rappelle celui d'une des héroïne littéraire reconnue pour être la bonté et la douceur incarnées? Je vous le donne en mille : Mélanie Wilkes, la belle-soeur de Scarlett O'Hara! Je ne sais pas si l'auteur l'a fait consciemment...

lundi 21 septembre 2009

Portrait de Dracula en 2009

La rentrée littéraire de l'automne est toujours, pour moi, l'occasion d'un marathon de lecture doublé d'une attente (quasi insupportable) des titres annoncés par les différentes maisons d'édition francophones. Si vous avez lu mon dernier blogue, vous savez déjà que je n'avais pas eu à attendre le Laferrière puisque je l'avais reçu en primeur. Il n'en est pas de même pour d'autres titres : la suite de Dracula, par exemple, écrite par son arrière-petit-neveu et l'historien Ian Holt en suivant les notes laissées par Bram lui-même. Un teaser (prononcé tisère)1 nous a été donné à la journée ADP, mais rien de plus depuis. L'éditeur Michel Lafon ne cache pas que ce roman vogue sur la vague vampiresque remise au goût du jour par l'auteure américaine Stefenie Meyer. Il ne sera d'ailleurs pas le seul puisque Guillermo Del Toro, le réalisateur du Labyrinthe de Pan, s'est commis sur le sujet avec le premier tome d'une trilogie déjà paru en anglais et attendu en français cet automne aux Presses de la cité sous le titre La lignée. Il l'a coécrit avec Chuck Hogan (que je n'ai jamais lu).
Les vampires m'ont été révélé par le cinéma d'horreur mais j'eus vite fait de me diriger vers le classique des classiques, Dracula de Bram Stoker. Je me souviens encore de l'effet qu'avait produit sur moi la forme du livre dite épistolaire; je retrouverai plus tard cette forme dans deux autres romans qui m'ont également transformée : Les liaisons dangereuses de Laclos et Lettres persannes de Montesquieu et je suis presque certaine de les avoir davantage appréciés grâce à mon préalable vampirique. Le retour aux classiques d'un genre permet de prendre la mesure de l'innovation qu'un auteur apporte lorsqu'il se commet sur un sujet largement battu. La série de Anne Rice (Entretien avec un vampire 1976, Lestat le vampire 1985, La reine des damnés 1988, Le voleur de corps 1992 puis Memnoch le démon 1995) m'avait beaucoup plût à l'époque car l'auteure s'était donnée la peine de réécrire une mythologie complexe, peinte par petites touches au fil de ses 5 romans, et ainsi de réinventer le personnage du vampire. La sensualité de ses créatures, magnifiquement rendue à l'écran par Neil Jordan dans le film tiré du premier tome, leurs tourments moraux et les multiples ramifications de cette famille de damnés en avaient fait une oeuvre majeure tant sur le sujet des vampires que dans le genre fantastique même.
Il me faut par contre avouer que le réalisme de Stephen King dans Salem (1974, réécrit en 2004), son incontournable création sur le thème du vampire, m'avait paru plus « fort » parce que plus humain. Dans ce roman, nous retrouvions le point de vue que les humains portent sur ces créatures2 et un des personnage principaux devait faire face au fait que les vampires n'existent pas dans notre monde moderne, ce qui leur procure un avantage de taille! Cette tension créée par la paire réalisme-fantastique était sa grande innovation (c'est d'aileurs généralement sa force dans la plupart de ses romans « fantastiques », j'y reviendrai un jour, promis). Ajoutons que le roman, en évitant une finale pleine d'espoir, respectait fort bien son postulat de départ. Sans trop en révéler, disons que vous imaginez sûrement que le virus vampirique se propage extrêmement rapidement dans une société débarrassé de ses sensibilités superstitieuses et de ses capacités imaginaires... Ces caractéristiques en faisaient une oeuvre incontournable dans ce sous-courant d'un genre dit paralittéraire. Ne comptez pas sur moi pour ouvrir un débat sur le bien-fondé des étiquettes : sachez que l'important, c'est de ne pas en avoir peur.
N'ayant pas lu les romans de Meyer ni ceux de Charlaine Harris, je ne peux pas me prononcer quant aux innovations (ou leur absence) que ces deux auteures ont apportées au genre, mais je peux vous dire que Del Toro semble reprendre l'hypothèse de King selon lequel le vampirisme se transmet rapidement et peux annihiler toute une société en très peu de temps et que Stoker#2, Dacre de son prénom, reprend lui le pendant historique qui avait inspiré son illustre parent. Nul n'ignore désormais que Bram s'était largement inspiré des atrocités commises par Vlad Tepes pour créer Dracula.
J'en tiens pour preuve l'extrait qui nous a été remis (avec une gousse d'ail!) lors de la journée ADP d'août dernier et qui s'ouvre sur une lettre de Mina Harker à son fils Quincy. Cette courte lettre laissera place à une narration classique (petite déception : j'aurais souhaité que les auteurs se conforment à la forme d'origine car la liberté qu'ils ont pris me semble être teintée de facilité) où nous suivons les pas de Jack Seward, toujours morphinomane, qui traque une femme que l'on devine être la comtesse Elisabeth Bathory, cousine du roi de Pologne. Cette dernière possède une mythologie tant fascinante que sanglante (googlez-la, vous verrez bien) se prêtant à merveille à un nouveau volet vampiresque. Cette idée de plusieurs lignées de vampires est intéressante : il faudra voir s'ils ne forment qu'une belle et grande famille aux branches éparpillées ou si, tel chez Anne Rice, ces familles se méconnaissent et évoluent parallèlement, chacune dans leurs parties du monde. Une caractéristique propre à Stoker me vient à l'esprit : cet auteur a eu le mérite de montrer, de par son inspiration historique, que l'être humain est forcément plus cruel que ces monstres que sont les vampires : ces derniers doivent tuer pour se nourrir et cet état de fait les rapproche davantage des animaux, qui ne peuvent être cruels puisque leurs forfaits leur sont inspirés par leur besoin de survivre, que des humains. Vlad Tepes et la comtesse de Bathory, par exemple, ne peuvent être que cruels puisque les vies humaines qu'ils ont sacrifiées l'étaient « gratuitement ». L'enseignement de Stoker, inconscient peut-être, était que la cruauté des vampire avait une forme définie, balisée, alors que la cruauté humaine n'a ni forme finie, ni frontière, ni vraiment de but si ce n'est un évident sadisme égoïste.
J'espère que cette suite sera à la hauteur du fameux Dracula ou, au moins, pas très loin. J'admire ces auteurs qui s'attaquent à des chef-d'oeuvres et se mettent ainsi dans la position la moins enviable qui soit dans le monde de la création, celui où l'on attire volontaitement la comparaison avec les grands qui ont su passer à travers les mailles du temps pour nous parvenir. Certains diront qu'écrire une suite à une grande oeuvre permet de profiter de son rayonnement et ils auront raison. Par contre, il ne faut pas oblitérer d'emblée les difficultés que ce choix de sujet suppose, que le résultat soit à la hauteur des attentes ou non. Je rappellerai pour mémoire la suite de Autant en emporte le vent, écrite par Alexandra Ripley en 1991, qui, si elle proposait finalement une fin heureuse, ne le faisait pas aux dépends des personnalités bien établies des protagonistes principaux que sont Rhett et Scarlett. La rumeur veut d'ailleurs que Ripley ait recopié à la main le roman de Margaret Mitchell pour s'immerger dans le style de cette dernière. Je ne sais pas si c'est vrai, mais cette suite était, toute proportion gardée, une réussite, bien qu'étant disparue de la plupart des librairies francophones depuis. C'est, pour notre plaisir de lecteur, ce que je souhaite à ce jeune Stoker et son collègue, Ian Holt. Nous serons fixés le 15 octobre prochain.
Votre libraire,
La garce des livres XXX

1Les Français sont très fort sur les mots anglais. Une de leur utilisation célèbre dans le milieu littéraire québécois est celui du mot thrillers qu'ils prononcent, sans l'ombre d'un sourire, srillères...
2Rappelons que dans le Dracula de Stoker, une seule lettre émane du comte et elle ne consiste qu'en l'invitation de Jonathan Harker à le visiter en Transylvanie. Nous n'en apprenons guère sur sa conception de l'existence.

dimanche 2 août 2009

L'énigme du retour, Dany Laferrière, Boréal 2009


Ah... Dany Lafferrière... c'est toujours un plaisir revisiter cet écrivain. Un type rare, un écrivain physique. L'avez-vous jamais vu marcher? Entendu parler? Vu se caresser le menton comme il le fait sur la couverture arrière de la copie hors commerce que j'ai l'immense bonheur et privilège d'avoir pu déjà dévorer? Stephen King me donne l'impression de faire partie de cette caste, mais je ne l'ai jamais vu bouger. Pas même en entrevue; je cherche peu les renseignements sur les écrivains. Je crains qu'ils ne teintent ma lecture. Monique  Proulx est indéniablement à ajouter à l'ensemble; j'ai pu l'observer au dernier salon du livre. Remarquez que l'auteure de Champagne, d'Homme invisible à la fenêtre ne pouvait qu'être physique. Magnifiques souliers d'ailleurs, Prada peut-être.

Revenons à Dany Laferrière. Écrivain physique donc, dans le contenu, bien sûr. Vous vous rappelez encore les descriptions des mangues, des femmes (leurs jambes, leurs nuques), de la ville (de ses habitants, ses places, ses envers), de sa chaleur lors des canicules, de sa froideur urbaine et moite, les scènes parfois torrides, toujours passionnées, jamais clichées et pourtant comme, hum... reconnues, disons, par le lecteur. Dans le style graphique la nature physique se révèle aussi : ses divisions narratives produisent, une fois sur la page, une répartition des imprimés où le rythme transparaît visuellement. Ce rythme que reconnaît aussitôt le lecteur habitué de l'auteur, et dont le néophyte remarque d'emblée l'individualité. Si vous doutez, feuilletez rapidement quelques-uns de ces livres puis feuilleter-en d'autres; ceux de Laferrière possèdent une véritable signature visuelle.

Plongeons un peu dans l'histoire : un fils apprend la mort de son père et visite le pays natal de ce dernier, qui est aussi le sien, et duquel tous deux ont dû s'exiler. Ça, c'est une synthèse digne du T.V Hebdo. Je veux d'emblée insister sur un trait de l'oeuvre : ce livre n'est absolument pas larmoyant. Le deuil n'est pas tant au centre du récit que l'est le thème du retour, de ce qu'on croit connaître et de ce qui est. On y retrouve une autre facette de l'aspect physique de l'auteur puisque le narrateur, comme toujours, nous fait vivre son histoire plutôt qu'il ne nous la raconte; il nous fait goûter ces repas, sentir Haïti, deviner les dieux.

Ces voyages auxquels il nous convie font en sorte que j'ai déjà visité ces pays comme jamais je n'aurais pu les voir et ce, sans parler des visites que j'ai pu faire dans le flou particulier de la vie. Adolescente, il me faisait littéralement fantasmer -à peu près en même temps que Woody Harrelson- ses livres étaient la promiscuité anonyme de la ville faîte chaire. Bien qu'il y parlasse abondamment de sa négritude -terme que je connaîtrai plus tard-, il était, à mes yeux, surtout montréalais. Je me souviens encore de certains décors qu'il a dépeints dans Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer, et de ces Mizz. Je suis peut-être devenue Mizz Littérature parce que j'en avais vu esquisser un portrait charmant. Troublant.

Concluons avant de dire trop de bêtises : son dernier opus est une réussite, un livre à ranger (après l'avoir lu, bien sûr, car un livre rangé est un livre muet) dans son top 5 (celui de l'auteur, peut-être pas le vôtre). Un roman mature d'un écrivain parvenu à rassembler les thèmes, personnages, lieux et sensations qui parsèment et consruisent son oeuvre. On y retrouve aussi le rythme haché de Pays sans chapeau, entre autres, que l'on perdait un peu dans le précédent1. Soulignons la forme inhabituelle mais tout à fait heureuse d'un certain type de strophe rappelant les haïkus; clin d'oeil au livre de l'année dernière? Ces haïkus, qui n'en sont pas, produisent l'effet de photographies, d'instants, de réflexions qui, bien qu'ils ne riment guère, rythment la lecture à la manière d'une mélopée parfois . Quelque chose de Ponge sous l'emprise de la subjectivité. Ces moments textuels marquent bien l'écoulement du temps dont il est question explicitement dans le texte. Les pans de paragraphes d'une longueur plus traditionnelle encadrent ces chants contemporains, réalistes, dérangeants, et souvent empreint d'une lucidité révélatrice. Certaines images/impressions sont parfois moins exactes, moins justes, mais ces moments sont rares et perdus dans une mer, chaude, de sensations admirablement rendues.

La réflexion que propose le parcours du protagoniste est politique sans être pédagogique, sensible mais jamais pathétique. Elle se construit par à-coups, en touches successives, éparpillées. On croit aux personnages, on est curieux de leur passé, inquiet de leur avenir, ancré dans leur présent. Bref, c'est un bonheur de lecture, une de meilleures qu'il m'ait été donnée de faire cette année. Ce n'est comparable à rien, mais ça tient le pavé avec les Djian, Carrère, Adamson, Fitoussi et quelques autres dont je vous reparlerai. Voilà, je crois que tout est dit.

Votre libraire, la garce littéraire
XXX
1Je suis un écrivain japonais, Dany Laferrière, Boréal, 2008.